En pleines Aufklärung, en décembre 1784, Emmanuel KANT répondait au périodique
Berliniche Monatsschrift : " Idée d'une histoire universelle d'un point de vue
cosmopolitique. Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ?" . KANT
commençait son texte en donnant l'idée directrice à cette question :
"Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est
lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son
entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet
état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de
l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en
servir sans la conduite d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir
de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières".
Tel est le premier paragraphe de ce texte qui se présentera jusqu'à nos jour
sous le simple titre "Qu'est-ce que les Lumières ?".
Cette recherche d'autonomie de la pensée, de la responsabilité propre de la
raison individuelle , cette démarche pourrait se heurter à un ecueil fort
génant dans la sphère épistémologique critique tant politique que sociale. Cet
ecueil serait celui du solipsisme méthodologique, pensée close sur elle-même,
si ce n'est définitive, non réfutable, selon le sens donné par Karl POPER, car
non soumise à l'épreuve de discussions critiques, de débats contradictoires ,
de l'expérience, de relations intersubjectives .
Se servir de son propre entendement sans exterioriser celui-ci reviendrait à
considérer que son intime conviction, son seul entendement, suffirait à établir
la véracité d'une proposition, d'un énoncé, d'un paradigme ou d'une théorie. Ce
serait oublier que la raison critique ne contient pas en elle-même sa propre
légitimité, comme nous l'a reformulé entre autre Pierre BOURDIEU dans son
dernier cours du Collège de France, intitulé "Science de la science et
réflexivité".
Toutes ces pensées participent à la question de l'héritage, de la filiation et
de la définition de ce que l'on nommerait les Lumières contemporaines.
D'une façon amusante, Michel FOUCAULT, nous a pris de cours il y a quelques
années : " De HEGEL à HORCKHEIMER ou à HABERMAS, en passant par NIETZSCHE ou
Max WEBER, il n'y a guère de philosophie qui, directement ou indirectement,
n'ait été confrontée à cette même question : quel est donc cet évènement qu'on
appelle l'Aufklärung et qui a déterminé, pour une part au moins, ce que nous
sommes, ce que nous pensons et ce que nous faisons aujourd'hui ?".
Et FOUCAULT d'écrire : "Imaginons que la Berliniche Monatsschrift existe encore
de nos jour et qu'elle pose à ses lecteurs la question : " Qu'est-ceque la
philosophie moderne ? " ; peut-être pourrait-on lui répondre en écho : la
philosophie moderne, c'est celle qui tente de répondre à la question lancée,
voilà deux siècles, avec autant d'impudence : Was ist Aufklârung ?".
Le serpent philosophie semble se mordre la queue : la réponse à la question
qu'appelerait-on les Lumières aujourd'hui nécessite de répondre encore et
toujours à cette simple question : qu'est-ce que les Lumières ?
Car comme le rappelle encore FOUCAULT : "... il me semble qu'avec [cette
interrogation] entre discrètement dans l'histoire de la pensée une question à
laquelle la philosophie moderne n'a pas été capable de répondre, mais dont elle
n'est jamais parvenue à se débarrasser".
Répondre et disserter sur ce qu'on appelerait les Lumières aujourd'hui,
signifirait que l'on ait pu répondre à la question "Qu'est-ce que les Lumières
?".
Deux mois avant que KANT n'intervienne sur le sujet, Moïse (Moses) MENDELSSOHN -
figure importante de l'Haskala, les Lumières juives - avait répondu dans le même
périodique, à la question : "Que signifie éclairer ?" de cette manière : " Les
Lumières (...) semblent se rapporter davantage au théorique, à une connaissance
rationnelle (partie objective) et un savoir-faire (partie subjective) permettant
une réflexion raisonnable sur les choses de la vie humaine en fonction de leur
importance et de leur influence sur la destination de l'homme".
Vision qui joint la raison pratique autant que la raison pure, l'utilitarisme
naissant autant qu'une direction d'actions politiques et techniques.
L'une et l'autre nous ont été donné en héritage : maîtriser l'Homme et la
Nature.
La question " Qu'est-ce que les Lumières " se donnent comme un appel à une
sortie, mais est-on bien sorti de ce que l'on énonce ? Y a-t-il eu coupure ?
Dépassement ? La volonté de soi, l'autorité d'autrui, l'usage de la raison
ont-ils connu un avant et un après moment des "Lumières" ?
Ce que l'on appelait les Lumières faisait référence à des réflexion et des
projets multiformes : la raison (KANT,FICHTE), les sciences et techniques
(DIDEROT, D'ALEMBERT) , les mondes possibles (LEIBNIZ), la nature (SCHELLING),
la religion (VOLTAIRE,REIMARUS, LEISSING), l'histoire (HERDER), le droit
(HOBBES, MONTESQUIEU), l'éducation (ROUSSEAU, GOETHE), l'Etat (VICO, HUMBLOT),
l'économie (SMITH) etc...
Ce que l'on appelerait "Lumières" aujourd'hui ne pourrait se faire qu'avec une
définition claire de cet héritage bicentenaire qui nous permettrait de nommer
ce qui se reconnaitrait comme référentiel et distinctif des Lumières.
En ce sens, ce que l'on nommerait Lumières aujourd'hui serait aussi une
recherche de sortie de ce monde tel qu'il est.
Dans ce mouvement pluriel qui a influencé la société "moderne", les Lumières
auraient gardées un goût d'actualité et de référent dans notre société
"post-moderne".
Et ces Lumières, ensemble d'évènements et de processus complexes, multiformes,
pluriconceptuels autant que pluripratiques, situées dans un espace précis au
sein de l'Europe naissante, au cours d'une période donnée, ces Lumières donc
qui sont porteuses de sortie, d'éloignement autant que d'avenir, nous auraient
laissée en héritage les moyens de les dépasser, d'aller voir ailleurs.
En est-on si sûr ?
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Valéry RASPLUS
Janvier 2005
http://calle-luna.org/article.php3?id_article=148
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